Françoise Jaunin, extrait du catalogue Les mers rêvent encore
“Toute la maison est plongée dans la pénombre. La nuit n’est-elle pas la plus propice pour larguer les amarres ? Pour plonger vers les destinations inconnues de l’intériorité ? Pour se projeter vers tous les possibles ? Tout est prêt pour l’embarquement, le voilier attend le visiteur dans la première salle. Mais dès le seuil, c’est le saisissement : voilà que le bateau y apparaît bien plus grand que l’espace, dans une pluie de pixels lumineux et de miroirs qui le multiplient par quatre. Nos rêves aussi sont bien plus grands que nos têtes ! Et l’espace intérieur est celui que l’on se donne. Infini peut-être. Suspendus par des fils invisibles, des dés de sélénite, parfois appelée « pierre de lune », dont le gypse cristallin irradie d’une luminescence laiteuse et satinée, piquettent dans le noir le corps fantomatique de l’embarcation géante.
Au-dessous de cette coque en lévitation, le sol est jonché de pages écrites comme tombées du grand livre pétrifié de la mémoire et de l’inconscient. Quel que soit le voyage, nous pouvons peut-être alléger quelque peu notre bagage, mais fondamentalement, celui-là nous est consubstantiel, où que nous allions. Ici les pages sont de fines tablettes en céramique émaillées aux reflets métallisés et entièrement gravées d’un griffonnement ténu dont seuls quelques mots apparaissent par-ci par-là, comme des rescapés émergeant à la surface du lisible : hier, peur, amer, doute, désir, non, seul, oui, silence, aimer, encore, pur… Sur toutes les pages-tablettes, une lettre isolée revient tel un sceau gravé ou un leitmotiv obstiné : M, comme aime. Parce que l’amour est, avec toute la gamme de ses déclinaisons, le moteur premier de nos existences.
Mais sommes-nous là dans un environnement réel ou virtuel ? Les deux en même temps, puisque seul un quart du bateau est matérialisé par les petits carrés d’alabastre, les plaques en céramique et le paillage végétal sur laquelle elles sont éparpillées, et que tout le reste est de l’ordre du reflet et de l’illusion. Il y a quelque chose d’à la fois tactile et sensuel dans le choix de ces matériaux, mais d’immatériel aussi avec ces taches de lumière qui dessinent le bateau en pointillé et les miroirs qui les répercutent et les propagent. Il y a aussi cet éloge du temps lent et du silence dilaté contenus dans l’infinie répétition des gestes nécessaires pour découper les fragiles cubes de sélénite, pour les suspendre un à un à la juste hauteur, pour aplanir et découper la terre de chacune des tablettes, l’une après l’autre, puis pour les graver et enfin les émailler et les cuire. Un travail de bénédictin que la précision, l’exigence et la patience illimitées qu’il demande transforment en des manières de rituels méditatifs.”