Lames soeurs

 

 

Lames Sœurs, 2005

Présentation du livre par Francis Parent
Critique d'art, membre de l'A.I.C.A

Né en 1968 (un "évènement" déjà.), venu à la création il y a peu (diriger la vie des autres ou digérer la sienne, il faut choisir.), Stéphane Guiran cherchait comment dire (après comment taire) sa sensibilité artistique. "La sculpture m'a ouvert la voix", confesse t-il dans ce livre qui retrace un an passé dans un atelier-squatt de Barcelone. Et il n'y a pas là, faute d'orthographe, puisque, sous la tension, pour nous, il a vous : "J'ai essayé de sculpter l'Esprit. Voire l'attention. Et les mots. Si vous saviez. J'adore les mots. Les travestir. Les dessouder. Les mélanger en surprises trébuchantes". En effet, on est fait : entrer dans ce livre d'Artiste, écrit par lui-même, est une réelle surprise ! On y "trébuche" bien à chaque ligne (qu'il faut donc très bûcher), tant ce Plasticien-Ecrivain joue magistralement sur presque tous les mots composant les petites historiettes, contes, notules, poésies, etc., qui accompagnent très discrètement, au fil des pages, les photos de ses oeuvres.
Il s'agirait d'ailleurs plutôt de jeux de maux, tant la profondeur de leur sens, qui mêle toujours gravité et hilarité, fait penser (panser) aux "exquis mots" (froids) de Duchamp (dont Michel Sanouillet a montré depuis longtemps combien ils étaient "aux antipodes de l'Almanach Vermot" ! ), et renvoie donc à la quinte(de rire)- essence(c'est du super !) même de la Vie ; "Boite à l'Etre" s'intitule d'ailleurs une de ses oeuvres.

Un être duel, Junguien, où l'un est "veilleur de jour", l'autre "éveilleur de Nuit", et qui, fine lame ("Lames soeurs", évidemment), se fait payer en "monnaie de songe". Duel(les) aussi comme ses sculptures, fines, élancées, hiératiques, spiritualistes (autrement dit, par "Gonzague", l'alter ego de l'Artiste, enfant, qu'il fait parfois intervenir dans le texte ; "Dis, pourquoi tu fais des frites ?"), réalisées avec 2 sortes de métaux, toujours soudés, meulés, travaillés longuement et amoureusement, et hésitant entre équilibre et mouvement, terre et ciel, ombre et lumière, Vie et Mort.

Alors, après s'être comparé à Prométhée (car lui aussi a eu "les foies" , avec l'huile de morue récurrente de sa jeunesse) et à Sisyphe, puisque la réalisation de cet ouvrage a été pour lui "un boulet", et qu'il est dorénavant "au pied du mûr" (une autre de ses sculptures s'intitule même : "Fin de Moi - difficile -".), peut-il enfin interpeller cette sorte de "Dark Vador appuyé sur sa vraie faux", et lui dire (lui écrire, en l'occurrence ; c'est mieux d'entendre l'écrit !) : "Maintenant que nous sommes en contes, Mort, sous la plume, plus rien ne presse". Si : Courir acheter /commander ce livre, le regarder, et surtout, le lire. Car contrairement à ceux "que l'on oublie aussitôt refermés" (dixit l'auteur), celui-ci restera longtemps dans les mémoires. De plus, il incitera les amateurs, ainsi nouvellement convertis, à rechercher dans les circuits artistiques, des oeuvres de cet Artiste, "en vrai".

En effet, par la simplissime beauté de ses reproductions pleines pages, par l'incroyable modestie de la "forme" imprimée de ses écrits au regard de la profondeur de leur "fond", par son aspect extrêmement sobre, cet ouvrage lumineux redonne au lecteur -comme le dirait "Gonzague"- vraiment "la frite". !

Car à une époque où sévit partout la clinquante viduité tant des objets de consommation que des sujets de pensée, ce livre montre que l'édition d'Art peut ne pas être qu'un simple dépliant publicitaire. A fortiori lorsque, à sa lecture, comme avec Stéphane Guiran, on atteint parfois, malgré une apparente légèreté, une humanité tout simplement bouleversante.

Francis Parent