Françoise Jaunin, extrait du catalogue Les mers rêvent encore
“Le voilier a appareillé, le voyage commence. Il s’enfonce dans le rêve et l’imbrication d’ombres et de lumières qu’implique toute expédition, tout périple, toute traversée. Là aussi le noir domine, les repères s’effacent. Déboussolé, le voyageur doit prendre le temps de laisser ses yeux s’habituer à l’obscurité pour en voir surgir les lumières de ce jardin imaginaire : un arbre oblique, incliné par les vents et couronné par le pointillisme étincelant et diaphane de sa frondaison. Tordu, vrillé par les coups de boutoir des bourrasques dont il a, loin de s’y affronter, épousé le mouvement, son tronc est couvert d’une écorce cristallisée qui lui donne des reflets bleutés, tantôt brillants et tantôt mats. Peintes en noir, ses branches et ses tiges sont invisibles, comme avalées par la nuit, pour mieux laisser scintiller les ronds clairs des lunaires qui lui servent de feuillage. Une poignée d’entre eux est tombée sur le sol, dessinant la tache d’une ombre claire, une ombre inversée, promesse de renouveau dans le grand cycle de la nature.
L’espace est habité de musique aussi : l’entrelacs des voix très pures de trois chanteurs tissant leurs improvisations sonores sur fond de nuit et de paysage fantomatique suggérant un condensé de monde.
Mais voilà, là encore, que l’arbre semble bien trop grand pour avoir pu entrer dans la pièce. Aurait-il poussé dans la chambre même ? L’espace dilaté se déploie hors limites pour mieux immerger le voyageur-visiteur dans son monde parallèle. Tout est fait pour susciter un sentiment de mystère, presque de magie. Contrairement aux artistes qui tiennent à montrer « comment c’est fait », Stéphane Guiran préfère, dissimulant toute technique et machinerie, jouer les prestidigitateurs malicieux. Le choix de montrer ou de cacher n’est-il pas, lui aussi, porteur d’un enjeu artistique ? Tout est signifiant ! Ici les sources lumineuses invisibles diffusent la lumière blanche de leurs LEDS, pâle comme la clarté lunaire. Et pas d’ombres portées au sol, le voyageur se découvre homme ou femme sans ombre. De même les miroirs du parcours ne lui renvoient aucun reflet. Sensation étrange de dématérialisation ou de décorporation qui renforce le sentiment d’entrer dans le domaine du rêve !
Il y a des marques de violence sur le tronc de l’arbre, mais une pointe de jeu aussi avec ses illusions et trompe-l’œil. Il y a la dureté du métal mais aussi la fragilité extrême des lunaires fins comme du papier et prêts à tomber en poussière au moindre frottement. Il y a la force du récit conté par le voyage et ses sept étapes, comme aussi celle des symboles : tels ces lunaires, dont le nom populaire de monnaies-du-pape pourrait évoquer des hosties pour, tout au bout du voyage, monnayer le salut des âmes. Et il y a ce désir de « sculpter avec la nature » qui renvoie au principe japonais du wabi sabi que l’artiste aime à invoquer et qui, sur un plan tant spirituel qu’esthétique, implique un retour à la simplicité naturelle et au goût de la beauté des choses imparfaites, éphémères et modestes.
Tombée en disgrâce au XXe siècle où les avant-gardes la considéraient dépassée, la narration est revenue en force dans le champ de l’art contemporain à partir du tournant du XXIe. Stéphane Guiran l’adopte avec une gourmandise de conteur fabuliste. A l’image d’un Olafur Eliasson ou d’un Tomas Saraceno dont il admire les œuvres – le premier pour ses expérimentations savantes et spectaculaires qui convoquent tous les sens à la fois et le second pour ses subtiles paraboles de monde dont les araignées sont souvent les fascinantes bâtisseuses –, il conjugue étroitement nature et technologie pour raconter ses histoires du temps présent.
Mais contrairement à eux qui se tiennent au croisement de l’art, de l’architecture, de la science et de l’écologie, il n’y a chez lui ni militantisme ni recherches menées avec des biologistes, des physiciens, des astrophysiciens ou des architectes, mais bien une attention empathique et intuitive portée aux mille vies de la nature pour en découvrir et en partager l’inépuisable émerveillement. ”